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La rencontre insolite : L’intuition : un élément clé dans la résolution de crise avec Bernard Thellier, ancien négociateur du G.I.G.N

Après une maîtrise en psychologie comportementale à l’université Paris 10 de Nanterre, Bernard Thellier intègre le G.I.G.N., où il occupera le poste de négociateur principal pendant 10 ans. Dans l’exercice de ses fonctions, il est amené à intervenir sur de nombreuses prises d’otages, des forcenés, des enlèvements et le grand banditisme… 

Pouvez-vous vous présenter ainsi que votre parcours ?

Fils de militaire, je suis un ancien négociateur du GIGN, j’ai été pendant 10 ans au groupe d’intervention de la gendarmerie nationale sur l’unité nationale, qui est basé à Versailles. Nous avons également une compétence internationale, mais nous intervenons aussi en France. Je suis également diplômé par le FBI à la négociation de crise et je suis actuellement chargé de cours en psychologie comportementale à Paris 2.

Qu’est-ce qui vous a motivé à rejoindre le G.I.G.N. ? 

C’était vraiment pour l’action. Je suis quelqu’un d’assez dynamique, j’aime le risque et le don de soi. L’esprit c’est vraiment d’être utile pour mon pays et pour les autres. Pour aider les autres, il faut agir et ça c’est en moi, c’est mon empathie. Les tests sont extrêmement durs, on était une centaine de candidats et seulement 6 sont choisis au bout de 14 mois de sélection. Ce sont des tests qui vous fatiguent psychologiquement et physiquement, beaucoup craquent.  Et donc, je fais ma première intervention où on a dû attendre près de 12h avant d’intervenir, le temps que les négociations se passent. 12h d’attente pour 2 secondes d’intervention, je me suis dis que la négociation c’était pas si mal que ça. Parce que le négociateur prend contact avec le maire, le président, les familles etc je me suis dis qu’il fallait vraiment que je fasse de la négociation. Je ne le savais pas encore quand je suis rentré au G.IG.N. mais c’est ce qui me plaisait le plus et j’ai eu de la chance, il y a eu une place qui s’est libérée en interne.  On est sélectionné pour notre sensibilité, parce qu’on communique avec nos sens/sensations et il faut être assez sensible pour être bon négociateur et donc je suis parti sur deux ans de formation. 

Pouvez-vous nous expliquer ce qu’il se passe pendant une phase de négociation ?

Ma plus longue négociation a duré 3 jours, avec un militaire qui était retranché avec 64 tonnes d’explosifs, c’était mortel dans un rayon de 5 km. C’était énorme donc on a fait évacuer tous les villages. J’étais à sa porte pour communiquer avec lui. Je ne faisais pratiquement jamais de négociations par téléphone,  la première chose que je faisais, c’était que j’allais jusqu’à la porte du preneur d’otages sans faire de bruit, en toute discrétion. Une fois la porte du preneur d’otages, je pouvais entendre ce qui se passait dans la maison, l’appartement et j’entendais les pleurs, je ressentais la douleur des otages, mais je ressentais aussi la tristesse, la colère du preneur d’otages par ses insultes envers les otages, par les meubles qui bougeaient et à partir de là, je peux vous assurer qu’ émotionnellement j’étais présent et impliqué. Étant donné que je les comprenais émotionnellement, j’allais pouvoir mieux les toucher émotionnellement et l’émotionnel est le seul point d’ancrage dans l’entrée de l’inconscient des autres. 

Si vous aviez à ne retenir qu’un seul enseignement de votre parcours au G.IG.N. qu’est ce que ça serait ?

Ce que j’ai remarqué, c’est que les preneurs d’otages se sentaient délaissés, et même accusés, alors que c’était souvent un geste désespéré, les gens ne les comprenaient pas. L’être humain va avoir tendance à juger quelqu’un sur ses faiblesses, même lorsque les qualités sont supérieures aux faiblesses. Avec les preneurs d’otages, je n’ai jamais fait ça, je n’ai jamais vu leur point négatif et j’ai vu leur point positif.  Je ne me suis pas concentrée sur les otages, non, j’avais compris que si je voulais sauver les otages, je devais m’intéresser au preneur d’otages et lui donner toute mon empathie.

Quelles sont selon vous les 3 compétences, traits de caractère que doit posséder un bon négociateur ?

L’ego n’a pas sa place en négociation. Si vous avez trop d’ego, vous allez compenser ou vous mettre en colère et vous allez mettre l’autre minable et à partir de là, vous comprenez bien que vous ne pouvez pas être un bon négociateur.  Mais surtout avoir une intelligence émotionnelle énorme, c’est cette intelligence émotionnelle qui va vous permettre de solutionner toutes les missions.  Pour faire de l’intelligence émotionnelle, il faut 2 ingrédients. Le premier ingrédient, c’est l’empathie, c’est-à-dire comprendre les émotions des autres. Le deuxième ingrédient, c’est la maîtrise de ses propres émotions. Heureusement, cette intelligence émotionnelle se cultive, on peut progresser. 

Pensez-vous que cette intelligence émotionnelle s’apprend ? Il y a-t-il une part d’inné ?

Oui, il y a une part d’inné. Mais tout au long de la vie, grâce aux expériences de la vie, on progresse. Vous pouvez réfléchir au marqueur émotionnel, c’est-à-dire l’empreinte émotionnelle que vous avez laissée aux autres dans la journée. 

Que représente l’intuition selon vous ?

Les gens critiquent souvent l’intuition et n’en tiennent pas compte, mais ils ont tort, il faut revenir dans la vraie vie.L’intuition, c’est quoi ?  Il y a 2 ingrédients pour l’intuition, ce sont les connaissances, mais aussi, l’expérience. L’intuition, c’est un mélange des connaissances et des expériences, et je peux vous assurer que l’intuition, il faut en tenir compte. Pourquoi ? Parce que ça va vous permettre d’avoir un coup d’avance sur les autres, et dans toute négociation au G.I.G.N. j’ai tenu compte de mon intuition et ça m’a toujours soit sauvé la vie ou m’a permis de résoudre une prise d’otage. 

Que pensez-vous de la place de l’intuition dans la gestion de crise ?

Pour faire confiance à son intuition, il faut d’abord avoir confiance en soi. Et au G.I.GN. on acquiert énormément d’intuition parce qu’on a des entraînements extrêmement durs qui sont encore plus difficiles que nos missions. Pour vous donner un exemple, on a eu plus de morts à l’entraînement qu’en mission. On va se servir de notre passé pour régler le présent, pour qu’il y ait un futur favorable, donc plus vous avez, on va dire d’échecs plus vous avez de l’intuition. Si je faisais une erreur au GIGN, je réunissais tout le monde et je leur disais mon erreur. Pourquoi ? Parce que pour moi, c’était valorisant de faire une erreur parce que ça signifiait que j’avais plus d’expérience. Et un homme intelligent apprend avec ses erreurs mais un homme encore plus intelligent apprend avec les erreurs des autres. 

Comment pensez-vous que ce procédé, l’apprentissage de l’échec pourrait être intégré au retour d’expérience (RETEX) ?

Le problème, c’est que l’échec c’est la honte. On n’a pas encore compris que non, c’était justement valorisant et que ça t’a apporté une part d’expérience. On ne va tout simplement pas assez sur le côté émotionnel. En France, le problème c’est que l’on fait surtout des debriefings quand on atteint notre objectif alors que c’est beaucoup plus constructif d’en faire lorsque l’on n’a pas atteint son objectif. Par ailleurs, la cohésion d’équipe est renforcée quand on partage des émotions fortes.  Ça m’a fait beaucoup réfléchir sur les échecs, parce qu’en gendarmerie traditionnelle, quand vous commettez une erreur, vous êtes sanctionné immédiatement. Or, le courage de dire ses erreurs devrait être récompensé car une sanction pourrait entraîner la répétition de l’erreur, qui ne sera même plus communiquée. Dans la gendarmerie, cela pourrait conduire à un accident très grave. 

Si nous devions retenir qu’une seule chose de notre entretien, qu’est ce que cela serait ?

Simplement, faites 3 bonnes actions par jour et vous verrez que le monde changera.  J’essaye de faire 3 bonnes actions par jour, alors c’est-à-dire que je vais aider 3 personnes tous les jours, alors c’est pas grand chose, c’est tenir une porte dans le métro, aider une personne parce que je vois qu’elle est en difficulté etc  Et je me dis, mince, si quelqu’un m’a vu peut-être que ça peut lui permettre demain de faire la même chose que moi et si 67 milliards de personnes faisaient 3 bonnes actions par jour, le monde changera. 

Comment les entreprises doivent penser la responsabilité géopolitique ? Notre entretien avec Nathalie Belhoste

Qui êtes vous Nathalie Belhoste?

J’enseigne la géopolitique à Grenoble École de Management depuis 7 ans. J’ai une double formation en science politique, avec une thèse en sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Paris ainsi qu’une formation à l’EM Lyon. Je travaille depuis plusieurs années sur la Responsabilité Géopolitique des Entreprises, notamment sur les entreprises en zone de conflits.

Quel constat vous a motivé à travailler sur la responsabilité des entreprises ?

C’est la conjonction de ma double formation et l’arrivée de la question géopolitique dans les écoles de commerce qui fait que je me suis posée des questions.

En ayant fait ma thèse sur les relations franco-indiennes, j’ai vécu en Inde quelques années. J’y ai compris le manque de connaissance du pays par les entreprises qui y ont envoyé des expatriés. Les mauvaises interprétations du territoire pouvaient conduire à de mauvaises prises de décisions.

Je l’ai formalisé à partir du moment où l’on m’a demandé d’enseigner la géopolitique en école de commerce, un sujet qui pouvait paraître un peu étrange dans une école de commerce. Enseigner la théorie de la géopolitique n’est pas immédiatement pertinent pour ces profils. Je me suis donc demandé de quelle manière l’objet géopolitique est pris en question par les entreprises et me suis rendu compte qu’il était plutôt mal intégré. Il est majoritairement abordé au travers du risque politique lié à des questions d’assurance pour les entreprises. Comment assurer la sécurité des employés, payer une rançon et tous les problèmes liés à un tiers dans le pays. Il existe également une distance entre les connaissances des étudiants de ces phénomènes et la manière dont ils peuvent les intégrer dans la prise de décision.

Par exemple, comment on peut intégrer les tensions sino-américaines dans le business model à travers les chaînes logistiques, etc.

L’ensemble de ce cheminement m’a poussé à travailler sur ces questions. Rapidement est arrivée l’affaire Lafarge que j’ai découvert dans Le Monde, en 2016. Cette affaire est l’illustration des problèmes causés par un manque de considération de ces questions dans l’entreprise. À travers ce cas, je me suis rendu compte qu’on trouve souvent dans la presse ces problèmes décrits comme des conséquences de risques politiques. Je me suis dit que s’il y avait des études soutenues de ce qu’il se passe, cet événement aurait pu être évité.

Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est la responsabilité géopolitique ?

C’est la capacité pour les dirigeants d’entreprise à intégrer les questions de géopolitique dans leur raisonnement et à ne pas considérer qu’un événement dans le monde n’a pas d’influence sur les activités de l’entreprise. Il est impossible de prévenir les évènements mais on peut analyser les grandes tendances, les signaux forts dans un territoire.

Il faut se poser les bonnes questions et avoir un regard géopolitique, multidisciplinaire, dans le sens où la question économique n’est pas la seule donnée, même si le but d’une implantation sur un territoire est de développer ses activités. Cependant, si on reste sur un territoire en le considérant simplement comme un marché, on passe alors à côté de nombreuses considérations.

Il faut commencer par abandonner son approche purement mercantile sur un nouveau marché, et commencer à se dire « avant d’être sur un marché, je suis sur un territoire ». Est-ce que les actions de mon entreprise, les décisions stratégiques que je prends, peuvent avoir un impact sur ce territoire ? Est-ce que je vais à l’encontre des grandes tendances ? Parmi les acteurs de ce territoire, est-ce que je gêne des personnes ? Et cela même si les parties prenantes n’ont pas d’influence sur mon entreprise.

Certaines entreprises peuvent confondre cela avec le lobbying.  Parler avec des États, connaître les gens, faire que les législations soient favorables, ce sont des stratégies hors marché. Cependant, le lobbying, si trop spécialisé, ne fonctionnera que dans certains cas.

Par exemple, dans le cadre de l’affaire Lafarge, faire des affaires en Syrie passe inévitablement par avoir des relations avec la famille al-Assad ou le parti Baas. Cependant, il y avait d’autres acteurs sur le territoire et lors d’une crise, négliger une des parties peut se révéler dévastateur. Lors d’un changement de gouvernement, négliger un autre gouvernement est une erreur.

La responsabilité géopolitique c’est avoir la capacité d’intégrer le raisonnement géopolitique vis-à-vis des décisions stratégiques de l’entreprise. C’est un état d’esprit, une compétence qui se développe, cela s’apprend.

Pourquoi la responsabilité géopolitique doit-être pris en compte par les entreprises pour anticiper les crises ?

Le premier sens de la responsabilité renvoie à la capacité de comprendre lorsqu’une crise éclate, qu’il y a des phénomènes annonciateurs, il faut donc les analyser. Afin de faire face à ses responsabilités, l’entreprise doit inventorier ses expertises. Elle doit savoir comment ses expertises lui permettront de faire face aux crises politiques. La responsabilité est de se tenir informé et d’avoir les bons informateurs.

La deuxième responsabilité c’est de se dire : est-ce que par mes décisions, je bouleverse les équilibres dans un territoire ? Et qui peuvent créer des crises ? C’est en lien avec la RSE. La responsabilité n’est pas simplement d’œuvrer pour le bien-être de ses salariés, il y a aussi l’univers parallèle, les salariés et le reste de l’écosystème qui travaille avec l’entreprise.

Par exemple, une entreprise voulant s’implanter en Pologne proche de la frontière ukrainienne qui décide d’embaucher des ukrainiens parce qu’ils perçoivent des salaires plus faibles doit prendre en compte d’autres facteurs. Faire venir des ukrainiens sur un territoire où historiquement il y a déjà des tensions entre communautés est risqué. On ajoute une nouvelle tension. Ce genre de questions dépend de la responsabilité géopolitique. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas le faire, mais se dire que si on prend cette décision, il va falloir prendre des précautions comme une aide à l’intégration pour ces individus pour réduire les tensions.

Un autre exemple, Air France a proposé un plan de reforestation de Madagascar. Cependant, cette initiative rend indisponible les terres exploitées par la population locale (activités culturelles, cultuelles, agricoles etc.). Ce type de projet peut mener à de vives contestations locales contre un projet qui auraient pu être évitées par une meilleure connaissance des parties prenantes.

Avant d’adopter un regard géopolitique, il faut savoir que les actions menées avec les meilleures intentions peuvent avoir des conséquences négatives.

En quelques mots, que conseillez-vous aux entreprises afin de se prémunir face aux crises dans les environnements géopolitiques complexes ?

Il faut accepter de considérer que l’environnement est complexe. Il faut considérer l’intérêt de se former à une compétence géopolitique, ou former des gens pour qu’ils soient référents. À l’image d’un CTO ou d’un COO, les entreprises devraient se doter d’un Chief Geopolitical Officer (CGO). Il faut s’assurer d’intégrer cette compétence au sein de postes importants dans l’entreprise, que ce soit au niveau opérationnel, mais aussi au niveau du top management.

L’affaire Lafarge de 2016, n’a pas fait plonger Lafarge, mais la Fusion avec Holcim a donné un avantage au Suisse en impactant négativement l’image de marque de Lafarge.

De nombreux groupes ont été mis en difficulté sur des territoires où il existe des conflits. La question de rester sur le territoire et jusqu’à quel point se pose. Il faut que les entreprises intègrent l’importance de comprendre les territoires d’implantations, ce qui demande du temps, et qui peut entrer en contradiction avec le temps du business. Il n’y a pas de fatalité, et il faut se former à ce mode de raisonnement. J’alerte les entreprises en disant : « Ne négligez pas la question géopolitique comme vous ne négligez pas les questions marketings, financières, logistiques ». Cela doit être une catégorie d’analyse comme une autre.

La tendance est-elle à une responsabilisation géopolitique des entreprises ?

Dans l’opinion publique, il y a maintenant une plus grande couverture médiatique, un travail d’investigation plus poussé de la part des ONG, qui documentent les exactions. Ces investigations sont souvent menées par des juristes et se basent donc sur le plan du droit pour prendre en compte les violations des droit humains.

Lorsqu’on est une grande entreprise, il faut s’attendre à être sous le regard des ONG. Les investigations des ONG sont maintenant plus systématiques et organisées que par le passé. Elles concernent désormais l’ensemble des territoires y compris certains où il y avait peu de visibilité par le passé.

Cet intérêt des associations envers les entreprises, couplé à une médiatisation plus large, et le rôle de chambre d’écho des réseaux sociaux fait qu’il est de plus en difficile de passer à travers les mailles du filet.

La question décisive est de savoir ce que la justice va dire de ces affaires. Pendant de nombreuses années, la France n’a pas été bien armée juridiquement pour attaquer les questions de corruption. Les lois Sapin II, en réaction aux évènements du Rana Plazza et le fait de se mettre en conformité avec des pays comme les États-Unis, qui ont des lois plus restrictives, mènent à des sanctions plus importantes.

Faut-il s’attendre à plus de cas à l’avenir ? De facto, oui. En France, le cas de Lafarge va donner une dynamique, la façon dont la justice française va prendre en compte ce cas sera à mon sens déterminant pour la suite. Cela doit pousser les entreprises à s’interroger sur la question de la responsabilité et de l’analyse géopolitique.

Rencontre insolite : Raphaël de Vittoris, idées reçues et vraies pistes pour les entreprises

Raphaël de Vittoris

Raphaël de Vittoris est en charge de la gestion de crise pour le groupe Michelin depuis 2013. Titulaire d’une thèse en science de l’organisation avec spécialisation en gestion de crise, il enseigne la gestion de crise dans divers masters (Lyon 3, Clermont-Ferrand, Paris 1 Panthéon Sorbonne, École Nationale Supérieure des Sapeurs-Pompiers). Il publie en juin dernier son premier livre « Surmonter les crises : Idées reçues et vraies pistes pour les entreprises », dans lequel il propose des clés de lecture pour gérer les crises à travers le prisme de l’anti-fragilité. 

Raphaël de Vittoris commence sa carrière comme consultant HSE. C’est au sein du groupe Michelin qu’il se spécialise en gestion de crise. Alors qu’il travaille dans une usine située au nord de la Chine, il réalise à l’occasion d’une crise environnementale le manque de préparation du groupe face aux crises. Il est ensuite chargé de travailler sur une menace potentielle, afin d’améliorer la réponse du groupe si cet événement se produisait. Il propose alors une organisation pour y faire face, qui constitue les prémices du système utilisé aujourd’hui par le groupe Michelin. Raphaël de Vittoris rejoint alors le siège de Clermont-Ferrand, pour étoffer la structure amorcée en Chine. Il travaille un temps aux États-Unis, afin de tester et de repenser certains éléments. Son expérience des cultures étatsunienne et chinoise lui permet d’envisager la gestion de crise à travers un prisme pragmatique, la « méthode à la française intervenant en dernier dans ses réflexions sur le sujet.

La mise en situation, pivot du système de gestion de crises

Raphaël de Vittoris met l’accent sur le test, qui permet d’appréhender en situation ce qui va fonctionner ou non, plutôt que sur l’organisation, la planification ou le leadership dans la gestion de crises. Le vrai test a été, pour le groupe Michelin comme de nombreuses entreprises, la crise liée à la pandémie de Covid-19. Raphaël de Vittoris envisage alors la création de cellules très autonomes, afin de cultiver le « bottom-up » et d’améliorer la réactivité à tous les niveaux. Il remplace le leader de la cellule de crise du groupe, ce qui lui permet d’être aux premières loges du test ultime du système qu’il a contribué à élaborer. Dans sa réflexion autour de la gestion de crises pour le groupe Michelin, Raphaël de Vittoris est confronté à l’homogénéité des systèmes et des profils, qu’il tente de dépasser. Les grands cabinets de conseil entretiennent ce phénomène et le dogmatisme autour de la gestion de crises. Il fait alors le choix de rédiger une thèse, étape qu’il a jugé très utile pour son travail de conceptualisation autour de la crise. Fort de ces diverses expériences, de ses recherches scientifiques et des publications qu’il a pu faire, il publie « Surmonter les crises : idées reçues et vraies pistes pour les entreprises » en juin dernier.

En quoi les crises d’aujourd’hui sont-elles différentes de celles des années 80 ? Quels sont les nouveaux paramètres à intégrer ?

Selon Raphaël de Vittoris, c’est l’évolution des systèmes qui influence la nature des crises de ces dernières années. Il tente de dépasser l’homogénéité des conceptions de la gestion de crises, faisant référence à l’ouvrage de Charles Perrow, « La théorie des accidents normaux », paru en 1984. Il considère alors deux paramètres qui font évoluer les systèmes et influencent les crises auxquelles nous sommes confrontées. Tout d’abord, les systèmes ont tendance à se complexifier : ils intègrent davantage de composants, agents autonomes qui évoluent et interagissent, altérant alors le système. Par ailleurs, au-delà de processus de plus en plus complexes, on assiste à une intensification du couplage des activités. Cette complexification entraîne une plus grande probabilité de défaillances, qui auront un « effet boule de neige » exacerbé par l’interdépendance des systèmes. Perrow considère que la décomplexification des systèmes est nécessaire pour éviter d’avoir à faire face à des crises de plus grande magnitude, plus dures à anticiper et plus immédiates.

Nous sommes depuis entrés dans l’aire du tout numérique, qui régit toutes les activités humaines. La place centrale de la donnée créée une forme “d’active directory” selon Raphaël de Vittoris, faisant le lien de tout à tout, ce qui accroît la vulnérabilité des entreprises et des institutions.

Les crises d’aujourd’hui ont donc évolué, et ce constat ouvre de nouveaux champs quant à leur gestion. Les limites de l’aspect uni-organisationnel mènent la réflexion de Raphael de Vittoris vers deux « blue oceans ». Tout d’abord, l’étude des systèmes complexes, de la linéarité, de la proportionnalité et des effets inductifs, permet de comprendre comment les systèmes vont évoluer, et d’anticiper les interactions entre éléments complexes. Enfin, la réflexion sur les biais cognitifs, leur expression collective et les moyens disponibles pour en limiter l’influence. Quels sont les principaux biais cognitifs qui interviennent dans la gestion de crise ? Raphaël de Vittoris nous met en garde sur les biais cognitifs qui interviennent en gestion de crises, notamment en « temps de guerre ». Tout d’abord, le biais de confirmation nous pousse à privilégier les informations qui vont venir confirmer nos idées reçues ou hypothèses. Par ailleurs, deux biais cognitifs nous conduisent à appréhender les crises par le prisme de situations déjà expérimentées. Le biais de présomption est synonyme d’aveuglement cognitif, lié à la routinisation des procédures déjà pratiquées. Face à une situation inédite, on va avoir tendance à calquer la méthode qu’on a intériorisée, bien que ça ne soit pas la réponse optimale. Dans le même sens, le biais du survivant revient à considérer des schémas ou des développements de gestion de crises qui ont fait leurs preuves, et qu’il faudrait donc répéter. Toutefois, on ne vit jamais deux fois la même crise, en particulier dans le cadre de systèmes complexes. Enfin, le biais de représentativité est un phénomène inductif qui nous pousse à considérer un phénomène à la lumière de la linéarité passée. C’est pourquoi les publications sur les grands challenges de l’année à venir des grands cabinets de conseil reprennent majoritairement les enjeux de l’année précédente. Des systèmes complexes et chaotiques : Raphaël de Vittoris s’inspire notamment de la théorie du chaos déterministe pour définir les crises. Une crise est, selon lui, une dynamique non-linéaire, qui va impacter un système complexe ou multicomplexe. En filigrane de cette définition, il conseille de rester humble : on ne peut embrasser toute la complexité de la réalité. Pour lui, nous sommes tous « des ignares face à la complexité du réel », et devons mettre de côté les idées reçues. Si l’on prend l’exemple de la crise liée à la Covid-19, il était possible de prévoir des mesures face à la crise sanitaire. On pouvait prévoir une crise de la mobilité, mais personne n’avait envisagé que celle-ci entraînerait une crise économique. De plus, avec les confinements, nous avons été confrontés à une crise de la mobilité plus dure, et personne n’avait envisagé les enjeux de sûreté et d’engagement des personnes d’un point de vue civique, avec le pass vaccinal entre autres. De nombreux experts se sont donc focalisés sur la crise sanitaire, copiant les modèles déjà développés pour les épidémies de grippe H1N1 ou du virus Ébola.

Avenue de la grande armée le 26 mars 2020

Que faut-il challenger dans les façons de faire en place depuis les débuts de la gestion de crises ? Raphaël de Vittoris nous invite à réfléchir à la question de la légitimité dans la gestion de crises, afin d’éviter le biais de halo. Au-delà des méthodes, il envisage la dénumérisation du travail. D’un point de vue conceptuel, il souhaite remettre la pérennité au centre de la stratégie des organisations, en lui associant la perspective anti-fragile plutôt que celle de la résilience. La résilience est la combinaison de trois capacités : la capacité d’absorption, soit la capacité à mobiliser des ressources, la capacité de trouver des solutions grâce à ces ressources, et celle de capitaliser sur l’événement, au cas où l’on serait confronté à une situation similaire. Le problème de la résilience selon Raphaël de Vittoris, est qu’elle suppose une stabilité du contexte, malgré d’occasionnelles turbulences. On suppose le monde comme métastable, qui bien que perturbé par des crises, revient à un niveau de stabilité. C’est le présupposé d’un monde stable qui incite les organisations à toujours plus numériser leurs activités. Raphaël de Vittoris fait référence à l’acronyme VUCA, développé aux États-Unis, pour définir l’état du monde contemporain : il est volatile, incertain, complexe et ambigu. La géopolitique, les relations boursières, la finance, le numérique, le politique ou encore le médiatique sont aujourd’hui volatiles. On peut alors partir du présupposé que le monde d’aujourd’hui est volatile, avec des îlots de stabilité.

Pourquoi considérer alors des systèmes stables quand la stabilité apparaît comme anecdotique ? Quel intérêt pour le numérique si celui-ci multiplie les brèches ? Le rapport au numérique dépend de notre vision du monde : s’il est stable, ou métastable, alors la numérisation est quelque chose de positif. S’il est instable, mieux vaut ne pas numériser. Pour Raphaël de Vittoris, c’est la vision du monde qui gouverne la stratégie.

La question du cloud souverain analysée par Frans Imbert-Vier

« On protège la donnée, mais on donne tout aux Américains » commente Frans Imbert-Vier, fondateur d’UBCOM, agence de conseil en cybersécurité. Comme à son habitude, il ne mâche pas ses mots quant à la stratégie numérique française. La question de la souveraineté numérique s’est invitée dans le débat public à l’occasion de la crise covid et l’arrivée sur tous les smartphones de l’application TousAntiCovid. Cette application n’est que la partie émergée de la plateforme des données de santé, appelée le « Health Data Hub » (https://www.publicsenat.fr/article/parlementaire/cedric-o-bouscule-au-senat-sur-le-choix-de-microsoft-pour-heberger-le-health). « On le voit avec la sélection de GAFAM choisi sans appel d’offres pour les grandes opérations publiques », explique-t-il encore en parlant du stockage du Health Data Hub par Microsoft ou encore des données du Prêt Garanti par l’État par Amazon. La guerre actuelle entre la Russie et l’Ukraine nous prouve encore que tous les rapports de force entre États se jouent aussi dans le cyberespace au travers d’une véritable guerre de la donnée (https://www.numerama.com/cyberguerre/871367-guerre-russie-ukraine-la-bataille-se-joue-aussi-dans-le-cyber.html).  

« On protège la donnée, mais on donne tout aux Américains » commente Frans Imbert-Vier, fondateur d’UBCOM, agence de conseil en cybersécurité. Comme à son habitude, il ne mâche pas ses mots quant à la stratégie numérique française. La question de la souveraineté numérique s’est invitée dans le débat public à l’occasion de la crise covid et l’arrivée sur tous les smartphones de l’application TousAntiCovid. Cette application n’est que la partie émergée de la plateforme des données de santé, appelée le « Health Data Hub » (https://www.publicsenat.fr/article/parlementaire/cedric-o-bouscule-au-senat-sur-le-choix-de-microsoft-pour-heberger-le-health). « On le voit avec la sélection de GAFAM choisi sans appel d’offres pour les grandes opérations publiques », explique-t-il encore en parlant du stockage du Health Data Hub par Microsoft ou encore des données du Prêt Garanti par l’État par Amazon. La guerre actuelle entre la Russie et l’Ukraine nous prouve encore que tous les rapports de force entre États se jouent aussi dans le cyberespace au travers d’une véritable guerre de la donnée (https://www.numerama.com/cyberguerre/871367-guerre-russie-ukraine-la-bataille-se-joue-aussi-dans-le-cyber.html).  

1. En quoi consiste le cloud souverain ?  

Pour l’État français, un cloud est souverain si les “services de cloud sont physiquement réalisés dans les limites du territoire national par une entité de droit français et en application des lois françaises.” Le cloud souverain garantit donc que les données stockées sont soumises au contrôle des autorités locales et que les hébergeurs sont en règle avec la loi. Cependant, d’après Frans Imbert-Vier, le problème réside dans le fait que le pays soit lui-même souverain numériquement, et pour cela, il doit pouvoir produire “un équipement matériel et la suite logicielle combinée pour assurer un traitement informatique automatisé d’une donnée”. Cela signifie donc qu’il détient la propriété intellectuelle de toute la chaîne d’équipements et de composants qui fait qu’il peut supporter lui-même la donnée. Seuls la Chine, la Russie et les États-Unis en sont capables, tous les autres pays sont contraints de se fournir chez l’un des trois. En outre, la quasi-majorité des états s’octroie un droit de préemption sur la donnée stockée sur leur territoire : « En termes de souveraineté numérique, le constat est dramatique, car il n’y a que deux pays au monde où on peut protéger sa donnée sans droit de préemption : la Finlande et la Suisse. » s’alarme alors Frans Imbert-Vier.

En France, le « cloud souverain » s’inscrit dans la logique de la « stratégie nationale du cloud », présentée par Bruno Le Maire et Cédric O, secrétaire d’État au Numérique (https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/contenu/piece-jointe/2021/11/1617_-_dossier_de_presse_-_strategie_nationale_pour_le_cloud_.pdf). Cette stratégie vise à permettre aux entreprises et aux administrations d’avoir accès à des outils performants et de garantir un traitement des données respectueux des valeurs européennes, tout en favorisant les entreprises françaises et européennes. Néanmoins, les géants américains, Amazon, Microsoft et Google détiennent actuellement 64 % du marché. Cette stratégie n’est pour Frans Imbert-Vier qu’un écran de fumée : « Si le quinquennat de François Hollande peut être montré du doigt pour une inaction totale du point de vue de la souveraineté numérique, le quinquennat actuel peut l’être pour des mesures toutes mauvaises », nous explique Frans Imbert-Vier. « Emmanuel Macron a un discours contredit par ses actions. » Les recours ininterrompus aux géants du numérique chinois ou américains nous rappellent en effet le criant échec dans la matière.

2. Les récentes alliances du cloud 

Le 6 octobre 2021, le géant américain Google s’associe à Thalès pour la création d’un « cloud de confiance ». Dans la foulée, le 12 octobre 2021, Whaller, s’est allié à OVHCloud

pour proposer un cloud souverain destiné aux administrations publiques. Un partenariat uniquement motivé par « la cupidité et l’opportunité financière » commente Frans Imbert-Vier. Et pour cause, les alliances proposent l’argument marketing d’un cloud 100 % souverain alors que la technologie même appartient à des entreprises américaines.

Le partenariat franco-américain répondra aux critères de « Cloud de Confiance » censé poser un cadre de respect de critères de sécurité et de protection juridique. L’objectif de l’alliance est de proposer une offre qui soit conforme aux exigences de souveraineté. Thalès et Google seront les actionnaires de la nouvelle entité, mais elle sera sous le contrôle de Thalès. En effet, le géant américain n’aura pas de pouvoir décisionnaire ce qui permet à l’organisation d’échapper à l’application du Cloud Act, une loi qui permet au gouvernement américain d’accéder aux données des serveurs n’importe où dans le monde dès lors que la société qui héberge les données est américaine ou fait des affaires avec les États-Unis. Pour le moment, l’offre n’est pas disponible sur le marché, car le cloud de Google n’a pas le qualification « SecNumCloud » de l’ANSSI. De son côté, sa collaboration OVHCloud-Whaller propose aux utilisateurs une plateforme 100 % française et donc non-soumise au Cloud Act, avec des fonctionnalités capables de pallier les outils américains. (https://www.latribune.fr/technos-medias/internet/cloud-de-confiance-whaller-et-ovhcloud-s-allient-pour-proposer-enfin-une-solution-100-souveraine-894235.html).

Frans Imbert-Vier n’hésite pas à critiquer ces partenariats incorporant toujours des géants chinois ou états-uniens : “L’hypocrisie de l’opportunité numérique des grands acteurs français dit que si on ne s’associe pas à un des grands acteurs du numérique, que ce soit BATX ou GAFAM, on n’arrivera jamais à donner une opportunité à nos innovations européennes de pouvoir atteindre un marché.” L’association entre OVH Cloud et Whaller pourrait constituer un premier pas dans cette direction, mais souffre de l’utilisation d’un matériel non-européen.

3. La France et l’UE en retard sur le sujet  

Nombre de projets européens voient le jour avec l’idée d’offrir une alternative aux solutions américaines ou chinoises, mais très souvent n’aboutissent pas à cet objectif. C’est le cas du GAIA X supposé être le cloud européen par excellence mais qui « ne l’est plus du tout puisqu’on a fait entrer les géants du numériques comme Google et Huawei. » « On se greffe au train pour qu’il nous fasse avancer, mais le problème, c’est que si le train s’arrête, on s’arrête aussi, résume Frans Imbert-Vier pour illustrer la stratégie désastreuse des institutions européennes. » Le problème est similaire quand on évoque la certification « SecNumCloud » qui a été délivrée à un cloud issu d’une collaboration entre Orange et Huawei en 2017, ainsi qu’à de plus en plus de GAFAM et de BATX depuis. En attribuant la certification à Huawei, l’ANSSI affaiblit significativement la garantie souveraine de celle-ci étant donné l’étroite collaboration entre Huawei et l’État chinois.

L’Union européenne a néanmoins pris la décision d’investir 100 milliards d’euros sur 10 ans pour aider ses acteurs du numérique à investir dans la R&D, largement insuffisants pour Frans Imbert-Vier : « Ce n’est rien du tout par rapport aux 50 milliards de dollars par an russes ou aux 200 milliards américains. On n’a rien compris d’un point de vue politique, c’est 100 milliards par an qu’il faut mettre, pas 100 sur 10 ans ! » Pour lui, on subventionne pour en faire profiter les autres qui rachètent les entreprises résultant de cette recherche. Ce manque de considération de l’enjeu est couplé à un oubli complet de la notion de temps. « Le seul calendrier auquel le politique souscrit est le calendrier électoral. » Le numérique s’inscrit pourtant dans un temps court qui se marie mal avec la lourdeur administrative : « Le numérique et ce qui en découle ont besoin d’une agilité phénoménale. » L’enjeu n’est alors pas réellement compris par la sphère politique.

Quelles solutions ?  

Si la situation en Europe et en France est plutôt mauvaise, il est possible d’implémenter des mesures pour aller dans le sens du développement d’outils locaux et souverains. Pour commencer, il pourrait convenir de restreindre les institutions publiques aux solutions souveraines et locales. L’espoir existe avec un intérêt grandissant pour ces enjeux : « Quelques journalistes commencent à s’intéresser à la question de la souveraineté numérique notamment de par la Covid avec TousAntiCovid et StopCovid ce qui fait qu’on a alerté le public sur les atteintes à leurs libertés. » (https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/01/20/health-data-hub-l-hebergement-par-microsoft-ne-sera-pas-remis-en-jeu-avant-la-presidentielle_6110275_3234.html). La France en particulier possède un retard important quand on voit que beaucoup de pays possèdent des institutions régaliennes bien établies œuvrant pour le numérique.

La première solution pour permettre un développement durable des entreprises du numérique européennes réside dans le lobbying. « Si on peut reconnaître quelque chose aux Américains, c’est qu’ils vendent mieux que nous. » En commençant à transgresser leurs modèles et à les appliquer pour nous-mêmes, on peut installer de nouvelles solutions, par exemple en communiquant sur les réseaux sociaux français. « Si on veut que le privé aille vers le cloud français il faut d’abord le subventionner pour le public. » Le problème étant qu’on subventionne aujourd’hui le cloud américain pour le public. D’autre part, si tout le secteur public utilise un cloud français, le secteur privé est susceptible d’utiliser ce même cloud par mimétisme. Subventionner plus largement les entreprises privées pour qu’elles achètent localement permettrait de pénaliser systématiquement les entreprises qui achètent aux États-Unis.

Enfin, la politique européenne pourrait limiter les ventes des entreprises françaises à l’étranger tout d’abord « en interdisant la défiscalisation des frais engagés lors d’un investissement vers les États-Unis ». D’autre part : « il faudrait qu’une entreprise subventionnée ne puisse pas se revendre à un acteur extra-continental. Et si jamais elle se vend à un acteur extracontinental, il faut qu’elle ait tout remboursé et que l’UE puisse s’assurer de profiter à minima de la protection intellectuelle de l’innovation de cette entreprise. »

La majorité de ces mesures sont déjà en place dans les pays leaders de l’industrie numérique et semble nécessaire pour que l’Europe permette le développement de ses acteurs du numérique. Cela implique cependant un changement dans la vision. La présidence française de l’Union européenne en cours ainsi que la campagne présidentielle ne laissent néanmoins pas présager d’une véritable présence des questions de souveraineté numérique sur la scène politique.

Le saviez-vous ? L’astroturfing.

Ni lié aux astres ou aux paris hippiques le terme « astroturfing » est une méthode de manipulation de l’opinion. Le Monde revient sur cette pratique activement employée par l’équipe d’Éric Zemmour chargée de sa campagne numérique. L’enquête du quotidien dévoile comment les militants de l’homme politique manipulent Twitter pour gonfler artificiellement la visibilité de leur candidat, et exposer des millions de Français à son message. Officiellement, cette méthode est interdite par Twitter. Loin d’être un cas isolé, le procédé est d’abord massivement employé par les marques qui l’utilisent dans leurs campagnes marketing dans l’objectif de créer l’illusion d’une approbation massive.

Le terme n’est pas nouveau. “AstroTurf”, mot tiré de la marque du même nom, signifie littéralement « gazon synthétique » en anglais. Il a été utilisé pour la première fois aux États-Unis en 1986 par le sénateur texan Lloyd Bentsen pour décrire un afflux de courriers à son secrétaire qui n’avaient selon lui pour autre but que de défendre les intérêts de compagnies d’assurance. À ces expéditeurs fantômes du siècle dernier ont succédé les faux comptes et les contributions générées par des robots sur Internet. On trouve des traces de la méthode plusieurs siècles en arrière notamment dans la pièce Jules César de Shakespeare : Caius Cassius Longinus écrit des fausses lettres à Brutus pour le convaincre d’assassiner César. Il ne suffit que de quelques « petites mains » coordonnées pour créer l’illusion de l’engouement. Le même message est frénétiquement partagé accompagné d’une image et d’un hashtag pour séduire les algorithmes.

12 Jul 1988 — Le candidat démocrate, le gouverneur Michael Dukakis, et son colistier, le sénateur Lloyd Bentsen (à droite), saluent les législateurs à la Chambre des représentants après que Dukakis ait présenté Bentsen lors d’une visite à la Chambre d’État.. — Image by © Bettmann/CORBIS

L’astroturf s’oppose au “grassroot”, le véritable gazon qu’on retrouve dans l’expression “grassroot movement”. Ce dernier terme signifie un mouvement populaire organisé localement et par lui-même pour soutenir ou défendre une cause. La méthode de l’astroturfing vise précisément à se faire passer pour un mouvement populaire.

Néanmoins, l’efficacité de la méthode est controversée étant donné qu’elle ne serait pas forcément rentable. Le Parti des 50 centimes illustre ce problème. Il s’agit de la plus grande communauté d’astroturfers du monde, présente en République Populaire de Chine. Elle comptait 300 000 membres en 2008. Le nom du parti des 50 centimes fait référence aux 50 centimes de Yuan que perçoivent les membres pour chaque message posté. Outre un aspect éthique discutable, la méthode représente donc un certain coût pour les entreprises. Si elle est reconnue pour créer le doute et diminuer la confiance d’une population, elle ne permettrait pas de convaincre pleinement.

La méthode est banale aux États-Unis, mais elle a été perçue comme révolutionnaire en Europe quand il a été révélé en 2009 que la “European Privacy Association” était sponsorisée par des entreprises du secteur technologique. Désormais, le procédé est répandu dans le monde entier et dans tous les domaines. Dans le domaine politique, Cécile Duflot en a fait les frais en 2019 quand elle a accusé publiquement Denis Baupin d’agression sexuelle. Dans la foulée de son témoignage, l’ancienne ministre du logement a reçu le même message injurieux relayé par des dizaines de comptes. Lors de la campagne du Brexit en 2016, Cambridge Analytica a mis en place certaines techniques de propagande que la société a réutilisée durant la campagne présidentielle de Donald Trump. L’événement démontre alors un véritable pouvoir d’influence de la méthode ; un pouvoir qui peut parfois se révéler dangereux.

Bing Liu, un expert en data mining de l’université de l’Illinois, estime qu’un tiers des commentaires sur Internet sont des faux (https://dubeat.com/2020/02/astroturfing-the-online-practice-which-isnt/). Cela rend la différenciation entre les véritables et faux messages difficiles et, par conséquent, les véritables mouvements populaires s’en retrouvent affaiblis. La méthode nous pose alors une question éthique et remet en cause l’utilisation d’Internet comme un forum de débats constructifs. Cette question éthique est largement posée dans le monde anglo-saxon (https://gigaom.com/2012/04/26/the-ethics-of-astro-turfing-sleazy-or-smart-business/). Plusieurs spécialistes du domaine militent alors pour une interdiction de la méthode perçue comme une menace tant elle facilite la manipulation de l’opinion publique.

Difficile à contrer et à prouver, quand l’astroturfing est dévoilé, le but recherché a déjà été atteint.

Communiquer en temps de crise avec Pierre Auberger, directeur de la communication du groupe Bouygues

Pierre Auberger est le directeur de la communication du groupe Bouygues depuis maintenant 13 ans. Après un début de carrière en marketing et vente chez Danone, c’est finalement vers la communication qu’il se tourne en rejoignant le Groupe Bouygues.

Membre du comité de direction du groupe, il nous éclaire sur les enjeux actuels de la communication.

Que vous a apporté votre première partie de carrière dédiée au marketing grande consommation ?
 
Je trouve très positif que les communicants aient une expérience opérationnelle en entreprise. Cela permet d’acquérir une connaissance intime des métiers qui rend plus crédible en interne (auprès des opérationnels), mais aussi le goût et l’expérience pour mettre en place et justifier une stratégie auprès des journalistes ou des influenceurs. C’est un gage d’efficacité supplémentaire.

Personnellement, j’ai appris à manager quand j’étais commercial chez Danone, avant de prendre des responsabilités de directeur marketing, j’ai été envoyé sur le terrain pour négocier avec la grande distribution. J’ai donc commencé comme chef de secteur puis au niveau régional en encadrant une équipe de 6 personnes puis une direction régionale avec une équipe de 35 personnes. J’étais directeur commercial d’une région basée à Lyon avec la responsabilité de 33 départements. Les équipes de vente sont moins homogènes que les équipes marketing. J’ai appris à recruter, à former, à manager, et à motiver autour d’objectifs très engageants. J’ai beaucoup appris sur le management, la vente et la négociation. Cette expérience me sert encore tous les jours.
 
Qu’est-ce que la crise pour vous ? Pour le groupe Bouygues ?
 
D’un point de vue académique, la définition d’une crise me semble assez simple : la convocation d’une cellule de crise se décrète quand il y a un impact sur la réputation de l’entreprise, de ses dirigeants et éventuellement sur le cours de l’action. Il faut savoir évaluer la dangerosité d’un événement pour déclencher la cellule de crise et le process qui va avec.

Il faut ensuite déterminer le niveau de la crise et la gérer au bon niveau : ne pas sur-gérer et ne pas sous-gérer non plus. Une crise qui doit être traitée au niveau local doit rester au niveau local et ne pas aller au niveau national et inversement.

Des crises, nous en avons objectivement souvent chez Bouygues, de plus ou moins grande ampleur. Celle qui m’a le plus marqué, c’est l’annonce de la fausse mort de Martin Bouygues. Ce dysfonctionnement total de l’AFP a été un coup de tonnerre dans un ciel bleu : un samedi après-midi de fin février 2015, l’AFP annonce, dans un communiqué de presse, la mort de Martin Bouygues. S’ensuit alors une communication d’une grande violence qui a été reprise dans tous les médias du monde entier. À notre grande stupéfaction, on nous annonce qu’il serait décédé dans sa maison dans l’Orne, alors qu’il n’en avait pas ! Cinq minutes après, sa fiche Wikipédia avait déjà été modifiée.

Le contexte était particulier : c’était la fin des vacances scolaires et les interlocuteurs de l’AFP n’étaient donc pas nos interlocuteurs habituels et n’ont pas procédé aux vérifications d’usage.

J’étais en Bretagne ce week-end-là. Je n’avais pas mon téléphone à proximité. Je vais le récupérer après le déjeuner et je vois 8 appels en absence et des messages de condoléances. En remontant, j’avais un premier message à 14h05 qui me demandait de rappeler l’AFP. Une de mes filles m’appelle alors et me dit qu’on annonce la mort de Martin Bouygues à la radio. Je tombe de ma chaise. Je l’avais quitté la veille en bonne santé et il était parti prendre une semaine de vacances en Thalasso à Quiberon. Quand on vous annonce la mort de quelqu’un, le premier réflexe n’est pas de l’appeler pour vérifier l’information. Et il y avait un tel matraquage médiatique que j’y ai cru. J’ai alors réussi à contacter le directeur général délégué du Groupe qui m’a rassuré.

C’est difficile parce qu’il y a un côté très émotionnel, parce qu’on vous demande à vous, qui êtes un très proche collaborateur de Martin Bouygues, de réagir sur un sujet qui vous touche personnellement. Vous êtes assailli d’appels, internes et externes au groupe. Il a fallu gérer à distance, faire un communiqué de presse, un tweet de démenti… Nous avons mis environ 30 minutes à publier un démenti. Dans ce type de crise, la difficulté est d’aller à la source pour vérifier l’information, et de gérer avec expertise et efficacité une forme de chaos, de garder votre sang-froid alors que vous êtes touché personnellement.

Ça a été un événement très marquant pour l’équipe et pour Martin Bouygues lui-même. Néanmoins, nous avons aussi observé une grande sympathie, une tristesse prouvant que Martin Bouygues et le Groupe ont une bonne image. Et de ce point de vue, je trouve que les choses ont beaucoup changé : quand je suis arrivé dans le Groupe, il y a 18 ans, il y avait un décalage marqué entre l’image externe et la perception que nos collaborateurs avaient de la réalité du Groupe. Aujourd’hui, les choses sont plus alignées avec la réalité.

Comment faire pour atténuer les conséquences de fausses informations ?
 
À ce jour, à l’exception de l’événement dont on vient de parler, je n’ai pas eu de fake news importantes à gérer. À la suite de l’affaire de Vinci (rédaction de faux communiqués), nous avons décidé de faire certifier nos communiqués de presse par la blockchain avec Wiztrust. C’est-à-dire que tous nos communiqués sont estampillés Wiztrust  pour que les médias puissent en vérifier l’authenticité grâce à l’émission d’un certificat. Nous encourageons aussi les journalistes à nous contacter avant de publier leurs informations, et nous entretenons des relations étroites avec les grandes agences de presse.

Les fake news, il faut leur tordre le cou. Pour cela, il faut avoir une veille forte, afin de déceler en temps réel les informations étonnantes. Ensuite, il faut un plan pour réagir de manière mesurée et efficace. La presse et les réseaux sociaux sont aujourd’hui interconnectés : quand la presse communique sur ses propres médias ou sur les réseaux sociaux, ça donne une crédibilité plus forte que quelqu’un sur Twitter. La majeure partie du volume d’information passe sur les réseaux sociaux : la probabilité que vous gériez la situation par ce canal est très importante aujourd’hui. C’est un sujet majeur que nous n’avions pas à gérer, il y a une dizaine d’années. Il faut donc de bons outils de veille et une bonne capacité de réaction.


Comment la veille est-elle organisée chez Bouygues ?
 
Nous avons plusieurs types de veilles : d’abord une veille classique avec des alertes et des revues de presse. Nous avons des veilles médias qui sont assurées par Kantar qui nous envoie tous les matins à 7h30-8h une proposition de revue de presse. Nous la corrigeons, nous la décortiquons puis nous la renvoyons à 8h30 aux 150 top managers du groupe. Chaque filiale a sa propre revue de presse, mais les 150 top managers ont une revue transversale tous les matins.

Nous avons une deuxième veille numérique avec des mots clef pour voir ce qui se dit sur les réseaux sociaux. Nous avons par ailleurs une veille presse avec des abonnements à toutes les dépêches des grandes agences que nous relayons aux dirigeants du groupe. Cela inclut une veille sur la télévision et la radio.

En temps de crise, nous mettons en place des veilles complémentaires en lien avec la situation.

Quels enjeux soulèvent l’incarnation du groupe par Martin Bouygues ?

L’incarnation du Groupe par Martin Bouygues est un atout formidable. : il est porteur des valeurs et de la culture du Groupe, et a acquis une forte crédibilité au fil des années. En 1989, quand il a pris la place de PDG à l’âge de 37 ans, beaucoup espéraient le voir trébucher. Mais il a gagné ses titres de noblesse grâce à ses résultats et ses succès d’entrepreneur, notamment en créant Bouygues Telecom avec le succès que l’on connaît et en traversant de nombreuses crises. Aujourd’hui, il est vraiment un atout, notamment sur le plan commercial. À l’étranger, il peut être reçu par des chefs d’État, des responsables de très grandes entreprises ou d’autres parties prenantes qui veulent le rencontrer. , Aujourd’hui, il prépare sa succession. En 2021, les fonctions de président et de directeur général ont été dissociées, Martin Bouygues demeurant président et Olivier Roussat étant nommé au poste de directeur général.

En 70 ans d’existence, le Groupe n’a eu que deux présidents, Francis et Martin Bouygues, ce qui est un gage de stabilité.

Y a-t-il une stratégie d’avoir des noms de marques pour se détacher du nom de Bouygues ?
 
Non, nous sommes pragmatiques, cela ne relève pas de la stratégie. A titre d’exemple, il n’a jamais été question de débaptiser TF1 pour l’appeler BouyguesTV ou je ne sais quoi. De toute façon, le cahier des charges de la privatisation ne nous l’autorise pas. Idem pour Colas. Nous avons racheté des sociétés et conservé leurs noms. Colas, c’était auparavant la SCREG mais dans la SCREG, il y avait une société qui s’appelait Colas et l’autre Sacer. Colas étant la marque la plus forte, nous avons donc décidé de débaptiser le groupe SCREG pour le nommer Colas. La marque fille est devenue la marque mère et vice-versa. Nous sommes des gens pragmatiques, et en matière de marques, il faut savoir l’être par souci d’efficacité.

Que pensez-vous de l’anonymat sur les réseaux sociaux ?

Je suis opposé à l’anonymat sur les réseaux sociaux. Sur un réseau social tel que LinkedIn, par exemple, les échanges et commentaires sont de bien meilleure tenue que sur d’autres réseaux sociaux car c’est un réseau professionnel où l’anonymat y est interdit. Les gens s’expriment en assumant   leurs propos. Personnellement, je suis présent sur Twitter avec ma propre identité et mon compte est certifié. Je dois assumer mes propos et c’est heureux. Au point de vue éthique, cela me parait évident. Je trouve que se cacher derrière l’anonymat est d’une grande lâcheté, et cela participe de la violence de notre société. Les propos tenus autrefois dans au café du commerce se retrouvent sur la place publique, sans filtre, amplifiés et anonymisés. C’est terrifiant.

Pensez-vous que le rachat de Twitter par Elon Musk va remettre en question la liberté d’expression sur le réseau ?
 
Elon Musk n’a pas donné ses intentions précises, donc je ne sais pas ce qu’il va faire. La difficulté va être de savoir sur quelle loi se caler. Dans certains pays, comme la Grande-Bretagne par exemple, la législation est beaucoup plus permissive : on peut dénigrer les gens sur leur vie privée dans les médias alors qu’en France, non.

C’est bien de vouloir de laisser une certaine liberté d’expression, c’est ce qui différencie les dictatures des démocraties. J’y suis attaché, mais les dénigrements et diffamations doivent être régulés. C’est la responsabilité du réseau. La presse est poursuivie quand elle publie des propos diffamatoires ou dénigrants.  Il devrait en être de même sur les réseaux sociaux.

S’agissant des fake news, ceux qui les publient ou les propagent doivent pouvoir être poursuivis et condamnés. Vous savez que vous pouvez déclencher une guerre et tuer des gens avec des fake news, ce n’est pas anodin du tout !

Comment la RSE a-t-elle été intégrée dans la stratégie du groupe, et comment ne pas tomber dans le “greenwashing” ?
 

En premier lieu, nous sommes convaincus depuis 2005 qu’il faut avoir une politique RSE digne de ce nom, sincère et transparente. Martin Bouygues est parti de principe qu’il fallait considérer la RSE comme une opportunité et non comme une contrainte, et en faire un avantage compétitif. En tant qu’entreprise, nos activités ont un impact sur la société et l’environnement. Nous exerçons des activités, notamment dans la construction, qui génèrent des gaz à effet de serre, aussi, nous cherchons à limiter cet impact sur l’environnement.

Quand vous livrez des bâtiments, avec des critères de performance énergétique, vous en êtes responsable et vous avez tout intérêt à délivrer les objectifs promis

Par ailleurs, nous avons une pression très forte de la part de nos investisseurs. Sans stratégie climat sérieuse en la matière, vous êtes complètement hors sujet. Vous devez avoir un certain nombre d’accréditations, figurer dans un certain nombre d’indices pour prouver votre sérieux. Il faut pour ça avoir une stratégie réelle. Si vous cessez d’intéresser vos investisseurs, votre cours de bourse est pénalisé.

Enfin, nous subissons la pression des jeunes diplômés qui veulent travailler dans des entreprises vertueuses, des entreprises qui vont résoudre les problèmes plutôt que de les poser. C’est un sujet qui nous interpelle et c’est la raison pour laquelle nous sommes montés en puissance sur les sujets de RSE. Nous avons lancé des produits divers et variés dans nos métiers, notamment de construction. Chez Colas, nous avons un système qui s’appelle Recycol  qui permet de recycler en direct le bitume sur la route pour défaire et remettre une couche sur place. Nous nous sommes lancés dans la pose de panneaux photovoltaïques et d’éoliennes. Nos indicateurs extra-financiers sont audités par nos commissaires aux comptes, en l’occurrence EY, au même titre que nos comptes.
Le “greenwashing” est souvent fait de manière assez pernicieuse. Le danger dans la communication serait de communiquer excessivement sur un projet qui n’est qu’une expérimentation, un « proof of concept » non reproduit à grande échelle. Il faut faire attention à ne pas surévaluer ce que vous faites, il faut être sincère. Le “greenwashing” ne tient jamais très longtemps de toute façon car nous figurons dans des indices ESG comme CDP ou Vigeo. Vous ne pouvez pas faire illusion longtemps. Et quand c’est découvert, c’est pire que tout, ça revient en boomerang sous forme de « name and shame », et à raison ! En communication, il faut être honnête, le plus transparent possible, ne jamais mentir ou travestir la réalité. Ça fait partie de mes convictions, et de mon éthique.

La confiance est capitale et un élément clef de la communication. On met du temps à la construire et on peut la ruiner très vite. Il est long et difficile de la restaurer. Tous les communicants le savent.

Est-ce que votre activité dans la marine influence votre pratique du métier ? Est-ce que vous avez un engagement pour permettre le lien armée/nation chez Bouygues ?
 
Mon engagement dans la marine est très personnel, j’ai une affinité parce que j’y ai fait mon service militaire et que mon père a été officier de marine. J’aime beaucoup ce milieu : la mer, les bateaux, j’aime les personnes qui sont acteurs de cet univers-là. J’ai ressenti à un moment le besoin de me mettre au service de mon pays, en 2016 après la vague d’attentats qui a touché tragiquement la France. Je le fais comme un acte citoyen pour servir mon pays. Je ne le fais pas pour recevoir, mais il se trouve que, notamment dans des échanges, nous en retirons des choses. La marine a beaucoup à nous apprendre par exemple en matière de gestion de crise.

J’ai pu faire un stage de simulation de gestion de crise à l’école militaire et j’ai été franchement impressionné par ce que font les militaires. Leur organisation, leur sang-froid, leur interopérabilité : travailler avec des militaires d’autres armes, d’autres pays. Vous entrez dans un état-major de l’OTAN et chacun sait immédiatement ce qu’il doit faire avec une efficacité redoutable.

C’est aussi un réseau très intéressant : nous sommes à peu près 500 réservistes citoyens dans la marine et j’ai rencontré des gens de grande qualité qui sont devenus des amis avec les mêmes valeurs et centres d’intérêts que moi.
 
 J’en tire aussi beaucoup d’intérêt personnel parce que je m’intéresse à la politique étrangère, aux sujets de géopolitique et de défense au sens large… Je trouve que tout ce que je reçois de mes échanges avec les états-majors nourrit ma compréhension générale du monde dans lequel nous vivons et je trouve que pour un directeur de la communication d’un groupe mondial, c’est extrêmement pertinent.

On sent dans vos propos l’importance de l’humilité, voire du doute.
 
Ça fait environ 20 ans que je fais ce métier, et ce n’est pas une science exacte. Nous sommes plutôt dans les arts que dans les sciences dures. Je suis convaincu qu’il y a des savoir-faire, des méthodes indispensables. Et donc, j’ai la faiblesse de penser que vous vous bonifiez en vieillissant parce qu’avec l’expérience vous avez plus de recul et de capacité à répondre avec les bons outils notamment dans la gestion de l’émotivité, surtout dans les crises. Quand vous en avez connu, vous connaissez les erreurs à ne pas commettre, le fait que ça monte très vite très haut et que ça retombe aussi vite. En revanche, je pense que si vous avez des convictions trop établies avec trop d’arrogance, un état d’esprit de certitudes, de convictions peut parfois amener à baisser sa garde, à ne pas être à l’écoute et à gérer une situation avec les mauvais moyens. La réalité, c’est qu’il y a beaucoup de situations qui semblent similaires mais qui ne le sont pas tout à fait. Donc l’humilité est indispensable. Il faut une part de doute sur ce qu’on ne sait pas. Attention à ce que l’arrogance ne confine pas à l’aveuglement. Il faut avoir cette tension entre une certaine assurance pour rassurer sa hiérarchie et une part de doute qui permet de bifurquer, de s’adapter. Par ailleurs, le monde change, je suis arrivé il y a 13 ans au poste de directeur de la communication et le numérique devait occuper 20% du temps de la direction de la communication. Aujourd’hui, c’est l’inverse, c’est 80%. De nouvelles problématiques apparaissent constamment à l’image par exemple du « metavers » actuellement. Il faut essayer de comprendre comment ça marche et comment ça peut nous impacter. C’est ce qui fait que ce métier est passionnant parce qu’il est en évolution permanente, ce qui nous oblige à nous réinventer.

Ebola, l’Afrique en quarantaine

Invitée sur le plateau de BFM Business, Emmanuelle Hervé revient sur la gestion de l’épidémie de fièvre Ebola. Les Etats africains sont confrontés à une crise sanitaire alarmante. La communication dans une telle situation est primordiale pour endiguer tout risque de contagion, informer les populations et prévenir des risques.

Scandale Volkswagen

Emmanuelle Hervé était l’invitée de BFM TV dans Grand Angle pour réagir à propos du scandale Volkswagen. Le géant de l’automobile allemand est confronté à une crise sans précédent, provoquant un tsunami médiatique. Analyse de la communication en temps de crise de la plus grosse puissance industrielle mondiale, qui devrait payer plusieurs milliards de dollars d’amende.

La crise entre Macron et le Général de Villiers / Bruno Le Maire et le cas GM&S

Le replay de la Médiasphère du 20 juillet 2017 – Intervention d’Emmanuelle Hervé

Emmanuelle Hervé était l’invitée de LCI dans la Médiasphère, le 20 juillet 2017. Elle est intervenue sur la crise médiatique inédite entre Macron et le CEMA, ainsi que sur la posture proche et réfléchie de Bruno Le Maire à l’égard des salariés de GM&S.

Crise entre le chef de l’Etat et le chef d’état-major des armées : retour sur une guerre médiatique inédite

Suite à mon intervention dans la Médiasphère sur LCI le 20 juillet*, je vous livre mon analyse sur cette guerre médiatique inédite.

Suite à mon intervention dans la Médiasphère sur LCI le 20 juillet*, je vous livre mon analyse sur cette guerre médiatique inédite.

Depuis le 13 juillet, la France connait une crise politico-militaire sans précédent par son impact médiatique. Depuis des décennies, plusieurs crises ont éclaté entre le monde politique civil et le monde militaire. On peut se rappeler l’affrontement entre le Président américain Truman et le Général Macarthur à propos de la décision d’utiliser la bombe nucléaire en Corée. Pourtant Commandant suprême des forces alliées, grand communicant et fort de son expérience dans la Guerre du Pacifique, le Général Macarthur fut écarté par Truman[1]. En France, l’équilibre des relations se joue surtout sur les personnalités du chef de l’Etat, du ministre de la Défense et du CEMA.

Chronologie des faits : une rupture inédite

Le quinquennat de François Hollande était plutôt marqué par une relation de confiance entre le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian, le chef d’état-major des armées Pierre de Villiers et le Président de la République. Le CEMA avait même tendance à s’effacer face à la personnalité médiatique de Le Drian. Le monde militaire a pu le déplorer, mais la relation était efficace et franche.

La veille du 14 juillet, date symbolique pour les armées, Emmanuel Macron a reproché publiquement au chef d’état-major des armées d’avoir critiqué les problèmes budgétaires des armées, et il a notamment rappelé qu’il était « le chef ». Pierre de Villiers a, en effet, exprimé son désaccord lors de la Commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale. Cette commission se déroulait à huit clos mais les paroles du Général ont « fuité », délibérément ou non : « Je ne vais pas me faire baiser comme ça ! ». En même temps, Bercy déclarait publiquement cette coupe budgétaire de 850 millions d’euros dans le surcoût des OPEX et des équipements. Très mauvais timing de communication. S’y sont mêlés le porte-parole du gouvernement (Christophe Castaner) et la ministre des Armées (Florence Parly), qui ont répliqué que le CEMA n’avait pas de responsabilité budgétaire.

Le 14 juillet, la rencontre publique fut glaciale. Le soir, le CEMA publia sur son blog la « lettre à un jeune engagé : pensées du terrain » qui a rapidement été perçue par le gouvernement et l’opinion publique comme une contre-attaque.

C’est pourquoi le 16 juillet, le Président a accordé une interview au Journal du Dimanche, où il a rappelé son rôle de chef des armées (« Si quelque chose oppose le chef d’état-major des armées au président de la République, le chef d’état-major des armées change ») et de protecteur des soldats (« Moi j’ai des soldats sur des théâtres d’opérations, des gens qui attendent beaucoup, je les respecte, je leur dois, la protection »)[2].

Le 19 juillet, le Général de Villiers a démissionné et publié un dernier billet sur son blog, qui a eu une forte retombée médiatique sur les réseaux sociaux. Emmanuel Macron avait pourtant pris la décision de prolonger le Général à son titre de CEMA d’une année quelques jours auparavant. C’est la première fois sous la Ve République que le CEMA démissionne.

Cette démission a été respectée par le Président. Cependant, le porte-parole du gouvernement a relancé le débat par sa comparaison du Général à un « poète revendicatif ».

On remarque alors qu’Emmanuel Macron a écarté Jean-Yves Le Drian de la Défense, ainsi que trois de ses collaborateurs qui ont œuvré pour tous les contrats de l’industrie de défense : le chef d’état-major des armées, le Général Pierre de Villiers ; le délégué général pour l’armement, Laurent Collet-Billon ; et enfin son directeur de cabinet, Cédric Lewandowski. Le Président rassemble le pouvoir décisionnel autour de lui.

Une communication efficace de Pierre de Villiers

Le 13 juillet a été perçu comme une humiliation au sein des armées. Le Général était en guerre contre les restrictions budgétaires et il avait décidé de le faire savoir d’une façon ou d’une autre publiquement. Cette fuite verbale fait partie de sa communication.

Il faut prendre en compte le fait que l’opinion publique est très favorable aux armées et à l’augmentation du budget de la défense. Selon un sondage réalisé par Ifop en mars 2017, 82% des Français souhaitent que le budget de la défense soit maintenu ou augmenté. De plus, il existe un réel ras-le-bol des militaires pour renouveler les matériels usés face à l’augmentation des OPEX et la prolongation de l’état d’urgence. Il y avait donc un terreau qui ne demandait qu’à être arrosé.

Peu de temps après la publication de sa démission, le compte Twitter de l’Etat-major des armées a publié une vidéo de la haie d’honneur pour le Général en présence du personnel du Ministère des Armées. Cette image a fait le tour de France et a créé un élan de sympathie envers lui, ainsi qu’un élan de colère contre le gouvernement. C’est un très bon point de communication car en réalité, ce genre de salutations vaut pour tout départ de ministre.

Haie d’honneur à Balard pour le Général

Quelques jours avant sa démission, Pierre de Villiers menait déjà la danse. D’une part, il maitrisait le facteur temps en contrôlant l’affrontement médiatique. D’autre part, il maitrisait l’opérationnel : ayant rendez-vous avec Macron pour un nouveau recadrage le 21 juillet, il déposa sa démission le 19 juillet (il avait, par ailleurs, pris sa décision le 14 juillet)[3]. Il a aussi réussi à unifier l’opposition politique contre le Président et en faveur des armées.

Désormais, le Président ne peut pas se permettre une nouvelle démission et doit maintenir ses promesses budgétaires de campagne.

Emmanuel Macron était-il en faute ?

Dans son programme présidentiel, Macron promettait de réaugmenter le budget de la défense à 2% du PIB en 2025, soit 50 milliards d’euros. Dès le lendemain de son élection, le président Macron a joué sur les symboles militaires en rendant visite aux soldats de l’hôpital militaire de Percy pour sa première visite officielle ou en insistant sur son rôle de chef des armées lors de son déplacement au Mali. Maître de la dissuasion nucléaire, il a visité le SNLE français Le Terrible le 4 juillet. Il a aussi remonté l’avenue des Champs Elysées sur un véhicule militaire. Enfin, le 20 juillet, il s’est rendu sur la base aérienne d’Istres en combinaison de pilote.

Emmanuel Macron s’essayant à Top Gun

D’abord respectés, ses essayages d’uniforme sont désormais détournés et dénoncés comme un jeu d’acteur.

Il est reproché à Emmanuel Macron d’avoir une mauvaise compréhension de la culture militaire. Les spécialistes de la défense critiquent la nomination d’une « technicienne » à la tête du ministère des Armées et leur manque de sensibilité aux questions de respect et de hiérarchie dans la sphère militaire. Jusqu’à l’incident, Macron était respecté pour son autorité. L’opinion perçoit désormais une forme d’autoritarisme[4].

La réponse du chef de l’Etat à l’hôtel de Brienne n’était pas convaincante. Déclarer « je suis le chef » n’est pas suffisant, il faut prouver sa stature de dirigeant. Dans le privé, une entreprise ne peut pas seulement déclarer publiquement qu’une installation respecte les normes de sécurité sans les certifications nécessaires. Le devoir de transparence exige des preuves. Par exemple, le manque de transparence de l’entreprise Tepco après l’incident de Fukushima s’est directement retourné contre ses dirigeants alors qu’ils déclaraient pouvoir maitriser la situation dramatique et que le tsunami était imprévisible[5].

Néanmoins, les propos du Général n’étaient pas respectueux et Macron s’est rattrapé le 19 juillet en cadrant sa réponse sur les budgets. Une grande partie de l’opinion publique continue à croire en Macron et au fait qu’il réussira à appliquer son programme. Le Président a pris un risque maladroit et il n’a pas anticipé les retombées médiatiques.

Il existe désormais une crise de confiance entre le Président et les militaires, et les 2% promis ne deviennent qu’un symbole. Les militaires défendent « le devoir d’alerte » du CEMA et ils attendent que les objectifs militaires rencontrent les objectifs politiques.

Un bras de fer continu entre Bercy et Balard

Le bras de fer est plutôt une continuité d’affrontements entre Balard et Bercy qu’entre les deux hommes. Après les attentats de 2015, le Général de Villiers avait convaincu le Président Hollande de ne plus baisser les effectifs et le budget des armées, demandés par le ministère de l’économie et des finances. La fin de la Guerre froide avait entrainé des coupes budgétaires au sein des armées et un amoncellement des dettes. A chaque redéfinition du budget dans les Lois de programmation militaire, Bercy et Balard se rencontraient et le Président de la République tranchait. D’ailleurs, le Général de Villiers a fait savoir que l’expression « se faire baiser » visait plutôt Bercy que le Président.

Pour le moment, le Président Emmanuel Macron a perdu la confiance des militaires. Le nouveau chef des armées, le Général François Lecointre, n’aura pas la vie facile et sera scruté par tous.

*Voir le replay de la Médiasphère du 20 juillet 2017

[1] Il faut noter que Macarthur avait aussi perdu de vue les objectifs politiques en Asie et aux Etats-Unis (des élections présidentielles étaient en cours). Source : http://ultimaratio-blog.org/archives/8460.

[2] Le Journal du Dimanche, 16 juillet 2017.

[3] Source

[4] Source

[5] Un rapport sur le risque de tsunami avait circulé en 2007 mais n’était pas remonté jusqu’à la direction.

E&HA
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