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Retour sur : le boycott de 2018 au Maroc #laisse_le_cailler

Date 1 février 2019
Type Articles

Au mois de mai 2018 nous analysions déjà, à chaud, le boycott d’avril au Maroc. 

Aujourd’hui, nous vous proposons un retour global sur ce phénomène : que s’est-il passé sur les réseaux sociaux au Maroc et quel impact cela a-t-il eu sur les entreprises visées ? Qu’est-ce que cela nous dit de la crise numérique ?

En résumé 

Au Maroc, le 20 avril 2018, était lancé l’appel au boycott des produits de trois marques : Sidi Ali(une marque des eaux minérales d’Oulmès appartenant au groupe Holmarcom) ; Centrale Danone(Danone au Maroc) ; et enfin les carburants de l’entreprise Afriquia

Dénonçant la cherté de la vie au Maroc et répandant la rumeur qu’une hausse des prix était en cours sur ces produits, le boycott prit une telle ampleur qu’il mobilisa 42% de la population marocaine[1]et entraîna une déstabilisation politique au sein même du gouvernement.  

Brusque et fort, le boycott a eu un impact majeur sur les entreprises visées et la consommation de leurs produits. Pourquoi ? Comment ?

Crise, paracrise et sur-crise

Contexte

Alors que le Maroc connaît une croissance économique significative, les marocains sont dans une situation socio-économique difficile et les manifestations du Rif en 2016-2017 ont entraîné une forte répression du régime monarchique. Revendications de mieux-être social face à l’échec des programmes de développement économique, c’est dans ce contexte de tensions que le boycott s’est produit. Avec 10,2% de chômage, le pouvoir d’achat est une question sensible dans le pays et les produits y sont faiblement valorisés. C’est pourquoi lorsque la rumeur de la hausse des prix se répand, elle fait tout de suite mouche. 

Les signaux faibles

Quelques heures avant le week-end, plusieurs pages Facebook diffusent à quelques minutes d’intervalle un appel au boycott avec la même image. Le 21 avril, le boycott atteint la plateforme Twitter. Les hashtags suivants se répandent : مقاطعون# (boycotteur) ; #laisse_le_cailler ;  سنطرال دان(Centrale Danone). 

La paracrise et la crise 

Cependant le boycott ne prend pas d’ampleur et l’activité sur les réseaux sociaux reste relativement calme jusqu’au déclenchement de la paracrise : le 24 avril, Ministre des finances Mohamed Boussaid traite d’« écervelés » ceux qui le pratiqueraient. Dans la foulée, le lendemain, au salon international de l’agriculture du Maroc, le directeur des achats de la Centrale Danone, Adil Benkirane les qualifie également de « traîtres à la nation ». Le même jour, le Ministre de l’agriculture Aziz Akhannouch (et actionnaire majoritaire d’Afriquia) déclare que « cela n’est pas un jeu »

Entre infantilisation et mépris des boycotteurs alors que le mouvement est relativement calme, c’est à partir de ce moment que la crise prend de l’ampleur et donne de la voix aux appels au boycott. Le déclenchement de la paracrise entraîne celui de la crise du boycott qui n’en n’était pas encore une.  

Sur-crise

Alors que les rumeurs se propagent sur la montée des prix et que des personnalités (chanteurs, politiques, présidents d’association, etc.) expriment leur soutien au boycott (ou non), Centrale Danone ne donne pas signe de vie après sa déclaration polémique. Il faudra attendre une semaine, le 2 mai, pour une communication via trois canaux différents : 

  • Le mea culpa vidéo de son directeur des achats sur la déclaration polémique ;
  • Un communiqué de l’entreprise se désolidarisant de ces propos ; 
  • Une vidéo du Vice-président et porte-parole officiel Abdeljalil Likaimi.

Communication dissonante et bouc-émissaire, le mea culpa raté de Centrale Danone nie la situation, n’adresse pas la question du boycott, déporte la faute sur son directeur des achats et en rajoute : « C’est ce que pensent personnellement certains directeurs de l’entreprise »affirme le vice-président au sujet de la déclaration polémique. 

Cela génère une sur-crise et relance l’activité Twitter autour du boycott. 

Conséquences politiques

Après les déclarations polémiques des ministres, il faut attendre le 18 mai pour constater les premières actions et voire se dessiner une première prise en compte du boycott : le Gouvernement prend la décision de créer une commission de revue des prix. 

La question sécuritaire et terroriste est alors la priorité du gouvernement et le déni de la crise est indéniable pendant les premières semaines. 

Le boycott crée une certaine forme d’instabilité gouvernementale : 

  • Le ministre des finances, Mohamed Boussaïd se voit retirer son poste après sa déclaration polémique et un mea culpa tardif (plus d’un mois après celle-ci) ;
  • Lahcen Daoudi, ministre des affaires générales et de la gouvernance pose sa démission après avoir participé à un sit-in anti boycott. Celle-ci ne sera jamais acceptée ni confirmée par le gouvernement ;
  • Le ministre de l’agriculture et principal actionnaire d’Afriquia est décrié mais maintenu. 

Conséquences économiques et réactions 

Dès fin mai 2018, Centrale Danoneannonce une baisse d’environ 20% de son chiffre d’affaire pour le premier semestre 2018 avec une perte nette de plus de 13,5 millions d’euros par rapport à la même période en 2017. 

Centrale Danone annonce d’ailleurs : 

  • Qu’elle se sépare de 886 intérimaires ;
  • Qu’elle va baisser de 30% son approvisionnement de lait par les producteurs locaux ; 
  • Qu’elle gèle les programmes de restructuration et de soutien aux petits producteurs. 

Il faut attendre le 26 juin et la visite surprise d’Emmanuel Faber, le PDG de Danone pour que les choses se calment et que Centrale Danone commence à se relever du boycott. Emmanuel Faber déclare en effet respecter les boycotteurs et multiplie les vidéos de sa visite, qu’il place sous le signe de la rencontre avec les consommateurs. 

Le 29 juin, il lance une consultation citoyenne à travers tout le Maroc sur le thème suivant : « qu’est-ce qu’un juste prix ? ». 

Alors qu’Afriquia ne communique pas et ne subit aucune conséquence économique, Sidi Ali (Les eaux d’Oulmès) publie un communiqué factuel et juridique et malgré sa stratégie commerciale pour reconquérir les consommateurs, annonce un recul de 17,8% de ses ventes au premier semestre 2018.

Qu’est-ce que cela nous dit de la crise numérique ?

Une crise numérique, comme l’indique Nicolas Vanderbiest, commence et se passe sur Internet. Ici, les signaux faiblessont lancés sur les réseaux sociaux et ce sont des événements non digitaux qui déclenchent la para crise et la crise. Cette crise communicationnelle a fait resurgir des tensions sociaux-économiques mais a aussi eu des conséquences économiques majeures qui ont forcé Centrale Danone à réagir et à faire venir le PDG du groupe pour redresser la situation. 

Considérant ce cas, comme celui de Vinci et du faux communiqué de presse qui a fait chuter le cours de bourse de l’entreprise de 18% et d’autres, nier le numérique revient aujourd’hui à un suicide en règle quand on sait que la génération des Millennials est une génération qui vit sur Internet et sur les applications des réseaux sociaux. 

La crise numérique, comme toute crise est imprévisible et en perpétuelle évolution. Si nous sommes aujourd’hui capables d’analyser les réseaux sociaux sur leur façade publique, les normes de confidentialité sont de plus en plus présentes notamment sur Facebook et ferment le champ de l’analyse de ce qui s’y passe. 

La diffusion des messageries instantanées comme WhatsApp et Messenger dans le monde sont un facteur d’autant plus important dans ces crises que nous sommes, bien entendu, incapables de voir ce qu’il s’y passe. 

Les évolutions technologiques et numériques de demain induiront probablement de nouvelles variables qu’il nous faudra également considérer. 

A quoi se raccrocher alors aujourd’hui ?

  • Prendre en compte le numérique dans la stratégie globale de communication de l’entreprise ; 
  • Prendre conscience de ses impacts potentiels et faire ses scénarios d’évolution défavorable pour éviter de rester dans le déni ;
  • Empathie ;
  • Réaction rapide ; 
  • Faîtes ce que vous dîtes et soyez honnêtes.

[1]Le 22 mai, un sondage pour le quotidien marocain l’Economiste, estime que « 42% de la population marocaine applique ce boycott, principalement les jeunes, les femmes et la classe moyenne », Libération.