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Incendie du Grande America : une gestion de crise unique, racontée par le préfet maritime de l’atlantique Jean-Louis Lozier

Date 22 juillet 2019
Type Articles

C’est à la Préfecture Maritime Atlantique, au magnifique au château de Brest, qu’Emmanuelle Hervé – Capitaine de Corvette (RC) – a eu la chance d’interviewer le vice-amiral d’escadre et préfet maritime de l’Atlantique Jean-Louis Lozier – au sujet de l’incendie du Grande America.

Retour sur une gestion de crise aux leçons édifiantes.

Propos récoltés par Emmanuelle Hervé et mis en forme par Victorien Fritz.

De l’alerte incendie au naufrage

Nous sommes le dimanche 10 mars 2019 au soir.

À quelques centaines de kilomètres des côtes françaises, un incendie est déclaré sur le porte-conteneurs « Grande America », un bâtiment de l’armateur italien Grimaldi.  

La préfecture maritime, prend l’information via le Maritime Rescue Coordination Centre (MRCC) Rome, dans le même temps on lui dit que l’incendie est maîtrisé. La communication avec le navire est indirecte, cela va engendrer une vingtaine de minutes de retard sur la réalité, pendant la première phase de la crise.

À 23h passées, le vice-amiral Jean-Louis Lozier reçoit une nouvelle communication : un deuxième conteneur a pris feu. Le capitaine du bateau semble perdre le contrôle. « Lorsque j’ai compris que la crise allait prendre des proportions importantes, il devait s’être écoulé deux ou trois heures depuis mon alerte initiale ».

La machine est lancée : « A partir de là, nous n’avons pas eu d’hésitations […] Ma priorité, sauver des vies en mer ».

Deux cellules de crise sont alors déclenchées : une cellule de communication, et une cellule opérationnelle en sous-sol.

Le sauvetage de l’équipage a eu lieu entre 2h30 et 4h du matin par la frégate HMS Argyll de la Royal Navy. Un sauvetage comme celui-ci est très dangereux, car la mer est mauvaise : les creux de vagues sont de 4 à 5 mètres de profondeur ! Il y a de forts risques pour les 27 membres de l’équipage qui peuvent tomber à l’eau à tout moment.

Cette frégate, de retour de mission avec un équipage impatient de rentrer au port, est d’ailleurs plutôt mécontente de devoir allonger son périple en Atlantique, mais le vice-amiral d’escadre est catégorique : ils devront passer par la France pour débriefer du sauvetage avec la préfecture. En appui, un Falcon 50 de la Marine nationale gravite autour de la scène de sauvetage.

Par la suite, Jean-Louis LOZIER met en demeure l’armateur, pour qu’il prenne « toutes les mesures nécessaires pour faire cesser le danger que constitue son navire pour la navigation et l’environnement dans la zone économique exclusive française. » Très rapidement, deux remorqueurs sont affrétés par ses soins pour rallier la zone d’opérations.

Sur le terrain, la Marine s’active : le dispositif anti-pollution se met en place. Les conditions météo continuent de se dégrader les jours qui suivent l’incendie. Pourtant, le bâtiment de soutien et d’assistance affrété (BSAA) VN Sapeur arrive sur les lieux le 12 mars en milieu de matinée. Le centre d’expertises pratiques de la lutte antipollution (CEPPOL) coordonne rapidement ses actions avec la préfecture maritime.

Aux alentours de 15h30, le 12, le bateau sombre, en un temps record de moins d’une minute. Pour le vice amiral d’escadre, on a évité une catastrophe. « Quelque temps avant, j’ai étudié la possibilité d’envoyer des marins à bord du Grande America avant qu’il n’arrive à proximité de la côte ». Outre le danger auquel les marins sur le terrain auraient été exposés, l’aspiration dans l’océan créé par le porte-conteneur aurait également entraîné avec lui les navires de la Marine nationale.

Le 14 mars, les premières nappes de pollution sont repérées. La mer calmée, les opérations commencent. L’Argonaute met en place un barrage pour confiner puis récupérer les nappes :

Le 22 mars, les opérations de dépollution se poursuivent. L’Argonaute  tracte au travers des nappes un barrage hauturier pour récupérer le plus d’hydrocarbures possible. Le VN Partisan a prélevé des échantillons des polluants ramassés afin qu’ils soient identifiés et analysés par le Centre de documentation, de recherche et d’expérimentations sur les pollutions accidentelles des eaux (CEDRE) et le Laboratoire d’analyse, de surveillance et d’expertise de la Marine (LASEM). Ces techniques permettront d’opter pour la technique de ramassage la plus adaptée.

Le 29 mars, le BSAA Argonaute passe à quai à La Rochelle pour y décharger les bennes remplies d’hydrocarbure et d’eau souillée, qui seront retraitées. Une fois le déchargement effectué, l’Argonaute reprend la mer pour poursuivre sa mission :

La crise vue des médias et des réseaux sociaux

Sur Twitter, la crise connaît un grand pic le 14 mars. Assumé par Jean-Louis LOZIER, ce pic correspond aux rumeurs de marée noire sur les réseaux sociaux ainsi qu’au moment des révélations de la préfecture maritime devant la presse quant à l’évolution de la crise « J’ai lu mon texte et c’est tout. Je savais très bien que je déclencherai à ce moment le pic de crise. Je préférais ça et que tout le monde se mobilise à terre à postériori plutôt que l’inverse. ». Le même jour, le ministre de la transition écologique François de RUGY se déplace à Brest et confirme lors d’un point-presse la probabilité d’un danger de pollution sur les côtes.

Au total, le terme Grande America a été Twitté près de 10 000 fois le 14 mars[1], près de 3 fois plus que la veille et que le lendemain. A partir du 16 mars, la crise diminue en popularité, dans le même temps que les équipes sur place parviennent à contenir la pression des ONG et la pollution. 15 jours plus tard, la crise semble enfin contenue sur les réseaux sociaux.

En général, le vice-amiral d’escadre estime que la communication autour de cette crise a bien été gérée : « c’est ma cellule de communication qui s’en est occupée. On a augmenté de 50% nos abonnés twitter avec cette crise que je considère avoir close le 18 avril, un mois après son début. Pour moi, l’important dans la communication est de toujours rester prudent pour ne pas risquer de se contredire en cas d’évolution défavorable. »

Dans les médias, l’affaire du Grande America devient populaire dans le même temps que sur les réseaux sociaux :

Si la plupart des articles mentionnent la pollution immédiate évoquée par le préfet maritime dès le 14 mars, d’autres font peu à peu apparition et dénoncent les avaries et erreurs à répétition de la firme italienne Grimaldi Lines. Dans un article de Charlie Hebdo publié le 22 mars, la rédaction enfonce le clou :

Malgré ce dossier, force est de constater que le groupe Grimaldi Lines s’en sort plutôt bien et ce grâce à une série de facteurs-clés déterminants.

Facteurs-clés de la réussite

Pour Jean-Louis LOZIER, plusieurs facteurs spécifiques ont permis de gérer la crise du Grande America.

  • Une prise en compte minutieuse des leçons passées « J’ai de la chance d’être préfet maritime aujourd’hui car j’ai des dispositifs légaux, techniques, etc., qui sont beaucoup plus efficaces qu’il y a 40 ans. Il existe tout un processus de retour d’expérience et d’amélioration des organisations qui permet de ne plus répéter les mêmes erreurs. » Ici et à l’inverse de la crise de l’ERIKA il y a quelques années déjà, la communication a été continue, donnant une impression de maîtrise et de transparence.
  • Une connaissance précise et un respect des rôles et des périmètres de chacune des parties prenantes, élément indispensable pour l’efficacité de la gestion de crise.
  • Un temps médiatique centré sur les gilets jaunes, permettant une plus faible couverture médiatique de l’événement.
  • Pas d’erreurs d’interprétation ou de fautes (aucune victime à déplorer, aucune erreur de communication de la part de la préfecture maritime ou de l’armateur, une évacuation fluide de l’équipage).
  • Un pôle d’excellence à Brest : le pôle maritime de Brest regroupe la plupart des activités maritimes stratégiques de France, faisant de lui un lieu particulièrement adapté à ce genre de crises. Il regroupe notamment le centre national des décisions stratégiques maritimes et le siège social de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (IFREMER) depuis janvier 2019. Alliés et experts sous la main, comme le témoigne le Centre de documentation, de recherche et d’expérimentations sur les pollutions accidentelles des eaux (CEDRE).
  • Une excellente anticipation (compétence métier) ainsi qu’une grande transparence. En effet, l’amiral Lozier dans la gestion de la crise a démontré sa compétence, notamment en communiquant avec une grande transparence, malgré le risque d’envenimer cette crise. En réponse au proverbe « sunshine is the best disinfectant », Jean-Louis LOZIER prend la décision politique de communiquer proactivement et de manière régulière envers de nombreux acteurs différents comme les préfets terrestres, les députés et les ONG : « je me suis dit qu’il faudrait travailler avec d’autres préfets, pour faire le lien mer-terre. J’ai commencé par contacter les deux préfets les plus proches du littoral, en organisant des vidéo-conférences, puis en effectuant des points quotidiens aussi orientés vers les autorités parisiennes. (…) Un jour, j’ai proposé à ce que les préfets contactent les élus afin de les tenir au courant. J’ai donc pu avoir un lien avec plusieurs d’entre eux et cela a très bien marché ».

Ces élus ont participé à donner de la crédibilité aux actions de la Préfecture maritime sur la gestion de la crise « Par rapport au ‘Prestige’, nous avons vu les énormes progrès accomplis en matière d’organisation de traitement et de suivi de la pollution » a même commenté Hervé BOUYRIE.

Dans ces cas-là et comme il est important de le rappeler pour toute organisation, la parole des autres est toujours plus crédible que la sienne ; il faut donc tout faire pour créer des conditions de confiance chez les différentes parties prenantes.

La confiance comme mot d’ordre

La confiance est le facteur-clé :

  • Une confiance envers le gouvernement favorisée par l’expérience. « Au niveau du gouvernement, j’ai eu la chance de ne pas avoir de pression parisienne. J’ai de la chance qu’ils m’aient fait confiance. Ils ne se sont jamais mêlés de ce que je faisais. » Le préfet maritime a tenu informé le milieu politique parisien en permanence. François de RUGY s’est montré exemplaire dans sa coopération avec la préfecture maritime, restant à son niveau politique sans interférer dans la conduite opérationnelle une fois qu’il avait validé les lignes directrices.
  • Une confiance créée auprès de son chef par force de preuve. Aristote nous rappelle « (qu’) il y a trois types d’hommes : les vivants, les morts, et ceux qui vont sur la mer. » L’Amiral PRAZUCK a été un facteur essentiel à la bonne gestion de cette crise. La confiance et la liberté d’action qu’il a su accorder au vice-amiral d’escadre, résultant de l’efficacité de celui-ci sur le terrain, s’est immédiatement transposée vers les autres marins impliqués dans la gestion de la crise.
  • Une confiance envers l’équipe opérationnelle et le centre de commandement souterrain. Jean-Louis LOZIER aborde la crise en tant que contrôleur et non perturbateur des éléments opérationnels, laissant une grande liberté d’actions aux hommes et femmes sur le terrain.
  • Une confiance sous caution envers l’armateur Grimaldi. « Je pense qu’ils se sont rapidement organisés en cellule de crise. On n’a pas eu affaire à un pseudo-armateur bidon (…) Grimaldi a réellement été présent avec nous ; on a pu travailler avec eux et leurs assureurs, classés parmi les meilleurs. ». En outre, les assureurs étaient connus, sûrs, et jouissaient d’une bonne réputation. Ces éléments ont su créer la confiance. Néanmoins, cette confiance est restée sous caution : mis en demeure deux fois, l’armateur Grimaldi n’a pas eu la vie facile après l’accident.
  • Une confiance durement bâtie auprès des ONG. Jean-Louis LOZIER a su innover sur ce point dès le mercredi suivant des événements : « J’ai proposé de recevoir les associations et de leur faire un point presse. Elles ont été très compréhensives. Au départ ils ont attaqué la manière que l’on a eu de gérer la crise. Mais sortir la liste de tous les contenants du bateau (notamment les marchandises dangereuses) les a beaucoup impressionnés ».

  • Une confiance sous caution avec le capitaine du Grande America« Si cela se trouve, le capitaine n’a pas voulu tout nous dire… » Le vice-amiral d’escadre Lozier apprend le déclenchement d’un incendie. Une heure plus tard, il apprend que celui-ci a été maîtrisé. La préfecture maritime reste alors vigilante, car elle sait où les erreurs d’appréciation ont pu mener les précédents des incendies sur les porte-conteneurs (affaire ERIKA en 1999, Probo Koala en 2006). Elle voit juste car à 23h un second conteneur a pris feu et bientôt l’équipage décide de fuir le navire. « La communication, passant par le MRCC Rome à ce moment-là, était un facteur de plus qui retenait notre vigilance ».

Les leçons de la crise

Les leçons tirées sont multiples et pleines de sens pour améliorer la gestion de crise de la préfecture maritime.

Une première leçon à tirer est très pragmatique. Tous les porte-conteneurs ont des normes de sécurité très insuffisantes vis-à-vis des incendies : « On a un vrai problème sur la sécurité des porte-conteneurs face aux incendies. On a beaucoup d’exemples de la difficulté d’éteindre des incendies dans des structures RoRo comme celle-ci. » (cf. la polémique de Grimaldi Lines autour du Grande Nigeria).

La seconde leçon de cette crise est que les dispositifs d’évaluation des dégâts environnementaux sont insuffisantsPour le vice-amiral d’escadre, il serait aujourd’hui utile de créer une véritable cellule d’évaluation des dommages environnementaux :« on s’appuie aujourd’hui sur des structures comme le CEDRE (expert international en pollutions accidentelles des eaux) mais ce n’est pas son domaine d’expertise. Dans les faits, pour cette crise, nous n’avons pas été ennuyé sur cette analyse de contenus dangereux pour l’environnement, mais je suis convaincu qu’un nouveau besoin émerge d’une volonté de protection de la biodiversité. Vu l’évolution des besoins sociétaux, on est plutôt précurseurs avec cette idée. On voit aussi ici l’intérêt d’avoir un marin à la tête de cette gestion ! ».

De l’extérieur, nous remarquons une troisième leçon qu’apporte cette crise pour n’importe quelle organisation. Celle-ci tient au fait que chacune des parties prenantes a su respecter son périmètre. C’est cette confiance collective qui a permis une gestion si efficace de la crise du Grande America. Cela dit, comme nous le rappelle une nouvelle fois Jean-Louis Lozier, c’est à force d’expérience et d’exercices que la préfecture maritime en est arrivée là !

Jean-Louis LOZIER : un parcours exceptionnel

Après être entré en 1981 à l’École navale, Jean-Louis LOZIER a consacré l’essentiel de sa carrière aux forces sous-marines. A partir de 1985, il a successivement servi au sein du sous-marin nucléaire d’attaque Rubis, du sous-marin classique Agosta et des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins Le Foudroyant et L’Inflexible. Il prend des fonctions en état-major pour la première fois de 1992 à 1994. Il a commandé le SNA Emeraude entre 1997 et 1999 et les SNLE Indomptable et Inflexible entre 2004 et 2006.

En 2007, il est nommé chef d’état-major de l’amiral commandant la zone maritime de l’Océan indien. Il participe la même année à la libération des otages retenus sur le voilier Le Ponant.

En 2010, il devient adjoint au chef de la division forces nucléaires. En 2015, il préside la commission permanente des programmes des essais. Promu vice-amiral d’escadre le 1er septembre 2016, il prend les fonctions d’inspecteur de la Marine nationale.

Jean-Louis LOZIER est finalement nommé à 57 ans préfet maritime de l’Atlantique à la date de 4 septembre 2018.


[1] Les données analysées contiennent les recherches pour le terme « Grande America » ainsi que « #GrandeAmerica »